Bas les mains: une cour d’appel interdit les fouilles d’appareils électroniques sans mandat par les agents de services frontaliers

16 June 2021

Même si la pandémie de COVID-19 n’est pas encore derrière nous, les Canadiens aperçoivent la lumière au bout du tunnel et commencent à planifier des activités qui leur ont manqué depuis plus d’un an, comme les voyages à l’étranger. Prendre l’avion pourrait être une expérience bien différente dans un monde post-pandémie. Un arrêt récent de la Cour d’appel de l’Alberta démontre que le droit à la vie privée des Canadiens à la frontière pourrait lui aussi évoluer au cours des prochains mois, et pour le mieux.

Depuis l’arrêt R. c. Simmons (« Simmons ») de la Cour suprême du Canada en 1988, les agents des services frontaliers canadiens (« ASF ») ont de vastes pouvoirs lorsqu’il est question de fouiller et de saisir (sans mandat) les effets personnels des personnes qui entrent au Canada.

Ces mêmes pouvoirs donnent aujourd’hui lieu à l’examen sans mandat du contenu des appareils électroniques personnels, comme les téléphones cellulaires, les ordinateurs portables et les tablettes. Selon les règles de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC »), les voyageurs qui arrivent au Canada sont tenus de donner le mot de passe de leurs appareils à l’ASF qui le leur demande afin de faciliter cet examen.

Les préoccupations pour la vie privée des voyageurs sont évidentes, mais les avocats en particulier doivent être au fait de l’étendue des pouvoirs de l’ASFC, puisqu’ils pourraient avoir une incidence sur le secret professionnel auquel ils sont tenus. Dans un rapport sur la protection des renseignements personnels dans les aéroports et aux postes frontaliers, l’Association du Barreau canadien souligne que le fait de traverser la frontière avec un appareil électronique équivaut potentiellement à mettre à la disposition des ASF « toute la correspondance qu’on a déjà reçue ou envoyée ».

La Cour d’appel de l’Alberta (la « CAAB ») a toutefois récemment examiné les pouvoirs de l’ASFC en matière de fouille sans mandat sous l’éclairage des réalités du 21e siècle. Comme l’autorisation d’en appeler à la Cour suprême a été refusée, la décision de la CAAB dans l’affaire R. v. Canfield (« Canfield ») est un signal pour le Parlement qu’il est temps de moderniser les lois et de mieux protéger les voyageurs contre des pouvoirs d’enquêtes abusifs.

v. Canfield: la reconnaissance de la nouvelle réalité numérique

Dans cette affaire, deux hommes ont été interpellés séparément pour être revenus au Canada en étant en possession de pornographie juvénile sur leurs appareils électroniques. Les deux hommes ont retenu l’attention de l’ASFC lors d’interrogatoires de routine à leur arrivée à l’aéroport international d’Edmonton. Les ASF ont procédé à la fouille de leurs appareils électroniques personnels, dont le téléphone cellulaire de M. Canfield et le téléphone cellulaire et l’ordinateur de M. Townsend. Ils les ont arrêtés et accusés après avoir découvert de la pornographie juvénile sur leurs appareils respectifs.

Le juge de première instance s’est appuyé sur l’arrêt Simmons pour conclure que la fouille illimitée et sans mandat d’appareils électroniques et de documents était légale aux postes frontaliers canadiens. Notons que lorsque l’arrêt Simmons a été rendu, moins de 22 % des ménages canadiens disaient avoir un téléphone cellulaire personnel. Aujourd’hui, près de 89 % des Canadiens possèdent un téléphone intelligent, et la quantité de renseignements qu’ils contiennent a crû de façon exponentielle. Cette croissance est l’une des principales raisons pour lesquelles la CAAB a décidé de se pencher sur les pouvoirs de l’ASFC quant aux fouilles.

L’absence de limites pour la fouille de « marchandises » électroniques

Dans l’arrêt Canfield, la CAAB se demande si l’absence de limites légales aux examens de « marchandises » effectués en vertu de l’alinéa 99(1)a) de la Loi sur les douanes (la « Loi ») est contraire à la protection contre les fouilles abusives prévue à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans son analyse, la CAAB s’est attardée à la constitutionnalité de la loi elle-même, et non de son application par les ASF.

Selon la Loi, « les moyens de transport et les animaux, ainsi que tout document, quel que soit son support », sont des « marchandises ». Les documents en format électronique (comme ceux qui sont stockés sur des appareils personnels) y ont également été assimilés. Suivant la même logique, la CAAB a confirmé que les appareils électroniques personnels étaient aussi des « marchandises » au sens de la Loi, et qu’ils pouvaient par conséquent faire l’objet de fouilles à la frontière. Elle a également reconnu que, sous réserve des directives internes de l’ASFC, qui ne sont pas contraignantes, aucune limite n’est imposée aux examens d’appareils personnels.

Attentes quant au respect de la vie privée à la frontière

Les tribunaux canadiens ont convenu que l’expectative raisonnable de vie privée est inférieure à la normale dans un poste frontalier. C’est d’ailleurs la conclusion principale de l’arrêt Simmons. Cela dit, la Cour suprême du Canada a aussi déterminé que les Canadiens pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que le contenu de leurs appareils électroniques personnels, soit « l’ensemble [de leurs] renseignements biographiques », soit protégé en sol canadien. « L’ensemble de renseignements biographiques » d’une personne est protégé contre les fouilles et les saisies abusives en vertu de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. En 2010, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. Morelli, a déclaré qu’« il [était] difficile d’imaginer une atteinte plus grave à la vie privée d’une personne que la perquisition de son domicile et la fouille de son ordinateur personnel ». Dans la même veine, la CAAB indique au paragraphe 75 de sa décision que [traduction] :

si la fouille d’un ordinateur ou d’un téléphone cellulaire ne peut être assimilée à la saisie d’échantillons de substances corporelles ni à une fouille à nue, elle peut néanmoins représenter une importante atteinte à la vie privée. Pour être raisonnable, une telle fouille doit répondre à certains critères. Au paragraphe 31 de l’arrêt Simmons, on note que « plus l’empiétement sur la vie privée est important, plus sa justification et le degré de protection constitutionnelle accordée doivent être importants. » […] selon nous, le critère justifiant une fouille d’appareils électroniques pourrait être moins sévère que les motifs raisonnables de soupçonner qui sont exigés pour une fouille à nue aux termes de la Loi sur les douanes. […] Comme plusieurs enjeux complexes doivent être soupesés avant de modifier une loi de cette nature, nous nous gardons d’établir un tel critère pour l’instant. Que le critère approprié soit celui des soupçons raisonnables, ou un critère moins sévère qui tient compte de la nature particulière des postes frontaliers, il revient au Parlement de l’établir et aux tribunaux de l’appliquer à des cas subséquents. […] dans la mesure où l’alinéa 99(1)a) permet l’examen illimité des appareils électroniques personnels et qu’il n’existe aucun critère, il contrevient à la protection contre les fouilles abusives conférée par l’article 8 de la Charte.

L’après-Canfield

La CAAB a déclaré l’alinéa 99(1)a) de la Loi inconstitutionnel et suspendu l’effet de cette invalidité pendant un an pour laisser le temps au Parlement de modifier la Loi et de fixer des limites pour la fouille d’appareils électroniques aux postes frontaliers. Pendant cette période, la disposition demeure en vigueur, et les Canadiens pourraient faire l’objet d’examens de routine qui, dans les faits, demeurent illimités. La Cour suprême du Canada a refusé d’entendre la cause en mars 2021, ce qui signifie que, pour le moment, certaines questions quant à la protection de la vie privée aux postes frontaliers demeurent sans réponse. Il y a notamment lieu de se demander si les données électroniques devraient être désignées comme des marchandises à part entière à l’article 2 de la Loi, plutôt que d’être assimilées à l’appareil qui les contient.

Il sera aussi intéressant de voir quel genre de critère sera ajouté à l’alinéa 99(1)a). Vu l’intérêt croissant porté au droit à la vie privée et la modernisation des lois fédérales sur la protection des données amorcée en novembre 2020 par le gouvernement canadien avec la présentation de la Loi de 2020 sur la mise en œuvre de la Charte du numérique, il est raisonnable de croire que le Parlement sera forcé de reconnaître que l’étendue des pouvoirs de l’ASFC entre en conflit avec les protections garanties par la Charte canadienne des droits et libertés. Quoi qu’il en soit, jusqu’à ce que la Loi soit officiellement modifiée, les avocats devraient faire particulièrement attention aux données avec lesquelles ils traversent la frontière canadienne. Une page du site Web de l’ASFC indique que le contenu qui porte une mention indiquant qu’il est protégé par le secret professionnel ne doit pas être examiné. Toutefois, en mai 2019, un avocat torontois a refusé de révéler ses mots de passe à son retour au Canada, indiquant à l’agent que ses appareils contenaient des renseignements confidentiels sur ses clients, et on lui a fait savoir que ses appareils seraient saisis et envoyés au laboratoire pour que des techniciens déchiffrent ses mots de passe.

Pratiques avisées pour les avocats qui voyagent avec des appareils électroniques

Les avocats devraient penser à voyager avec un appareil « vierge », par exemple en sauvegardant leurs données ailleurs pour pouvoir les effacer de l’appareil avant leur départ, ou encore en se procurant un nouvel appareil qui n’a jamais stocké de renseignements confidentiels.

Les renseignements protégés par le secret professionnel devraient toujours porter une mention claire à cet effet.

Les avocats qui voyagent avec des appareils électroniques devraient immédiatement faire part de leur profession aux agents qui leur demandent de subir un contrôle secondaire.

Les appareils électroniques devraient être mis en mode avion et fermés bien avant les points de contrôle pour empêcher la réception de nouvelles données.

Dans les mandats de représentation, les clients devraient être clairement informés des risques associés aux voyages transfrontaliers.

Il est judicieux d’avoir en main des copies papier des documents de voyage, comme les itinéraires et les reçus pour les articles achetés à l’étranger : les ASF pourraient être moins enclins à examiner les appareils électroniques.

Les cabinets devraient renforcer leur politique sur la protection des renseignements personnels en y ajoutant des protocoles pour les voyages à l’étranger effectués avec des renseignements confidentiels sur un client ou le cabinet.

Cet article a été rédigé avec l’aide d’Erin Mitchell, stagiaire chez Cox & Palmer.

Le groupe Sécurité informatique de Cox & Palmer se fait un plaisir d’aider les organisations à se préparer aux changements à venir et à s’y adapter.

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